Stendhal

Encore un trait spйcifique, а Stendhal: ce psychologue expert dans l’exploration du coeur humain ne craint pas de nous ramener, а ce qu’il considиre comme le choix dйcisif: кtre ou ne pas кtre un salaud. En vertu de ce manichйisme qui йchappe lui aussi au manichйisme ordinaire — de mкme que sa conception de la vertu se situe au-delа du bien et du mal -, les personnages de ses romans se partagent en deux grandes familles: ceux qui ont l’вme noble et les autres. Mais ce que Paul Valйry disait de la bкtise, Stendhal aurait pu le dire de l’ignoble: ce n’йtait pas son fort. Il ne se complaоt pas dans la peinture des fripouilles et des mйdiocres et en cela il est l’opposй du naturalisme et mкme loin de Balzac ou de Flaubert. Il se contente d’exйcuter d’un mot ces fвcheux, mais, а l’йvidence il supporte mal leur compagnie et prйfиre retourner le plus possible, а ses chers «happy few».

Stendhal est nй trop tфt, assez cependant pour savoir comme Saint-Just qu’avec la Rйvolution franзaise le bonheur est devenu «une idйe neuve en Europe». Si cette grande espйrance va au rythme de l’Histoire, c’est-а-dire, а pas lents, si la Rйpublique des sans-culottes, victorieuse des princes, а Valmy, a dйbouchй sur l’Empire et la monarchie de Juillet, il n’en reste pas moins au fond du coeur fidиle, а ses premiиres amours jacobines. S’il s’intйresse, а la politique, lui l’йgotiste, c’est parce qu’il la considиre comme une technique de la recherche du bonheur en sociйtй, du bonheur pour le plus grand nombre. Les temps ne sont pas encore venus et le siиcle est celui de l’argent roi qui йrige de nouveaux empires et emprisonne les вmes. Mais Stendhal n’a jamais oubliй les enthousiasmes de sa jeunesse et il йcrit en 1837 а l’вge de cinquante-quatre ans: «Que le lecteur s’il a moins de cinquante ans veuille bien se figurer, d’aprиs les livres, qu’en 1794, nous n’avions aucune sorte de religion; notre sentiment intйrieur et sйrieux йtant tout rassemblй dans cette idйe: кtre utile, а la patrie… Dans la rue nos yeux se remplissaient de larmes en rencontrant sur le mur une inscription en l’honneur du jeune tambour Bara …»

L’individu peut aller, а la chasse au bonheur et le trouver un moment dans l’amour ou le plaisir, celui des sens, celui que donne le rкve, les arts, la musique, la rencontre avec un paysage sublime ou la compagnie des вmes sensibles. Mais ce bonheur a ceci de singulier qu’il ne peut jamais totalement ignorer le monde extйrieur ni supporter l’injustice qui frappe les autres. Ainsi Fabrice dans La Chartreuse alors qu’il vient de connaоtre auprиs du lac Majeur un moment de joie privilйgiй, s’interroge sur les faveurs dont il bйnйficie de la part du tyran de Parme. Bien qu’il s’efforce de plaider sa cause en jouant les cyniques: «Puisque ma naissance me donne le droit de profiter de ces abus, il serait d’une indigne duperie, а moi de n’en pas prendre ma part», il le fait sans conviction et le charme est rompu: «Ces raisonnements ne manquaient pas de justesse; mais Fabrice йtait bien tombй de cette йlйvation de bonheur sublime oщ il s’йtait trouvй transportй une heure auparavant. La pensйe du privilиge avait dessйchй cette plante toujours si dйlicate qu’on nomme le bonheur.»

Cette plante si dйlicate qu’on nomme le bonheur. Elle ne tolиre pas l’existence de l’injustice. Elle se dessиche si elle ne fleurit pas aussi pour les autres. N’est-ce pas lа un curieux йgotisme chez un homme, а ce point йtranger, а l’idйe de Dieu, conscient de la fuite du temps, avide de jouir des plaisirs terrestres et de cueillir le bonheur quand il passe.

«La vie s’enfuit, ne te montre donc point si difficile envers le bonheur qui se prйsente, hвte-toi de jouir.» Curieux йgotisme qui se laisse sйduire par «l'aride philosophie de l’utile» et ne peut supporter de fonder sa propre rйussite sur le malheur d’autrui: «Il avait en exйcration, dit-il de Fabrice, de faire le malheur d’un кtre quelconque, si peu estimable qu’il fыt.»

Stendhal est un йcrivain qui interpelle l’avenir. S’il est, а contre-courant de son temps, au lendemain de l’йcroulement des rкves de 1789, c’est qu’il est en avance sur lui et qu’il se trouve, pour reprendre un mot d’Aragon, «dans la lumiиre de l’histoire».

Dйjа il faisait scandale dans le salon de la comtesse Daru oщ on le regardait, dit-il «comme on regarde un baril de poudre», sans doute parce que ses idйes sur la politique, la royautй, la religion, la morale composaient un mйlange qu’on pourrait qualifier d’explosif. On ne s’йtonnera pas que Metternich, dont la police le filait, l’ait jugй indйsirable, а Trieste. Non pas qu’Henri Beyle ait vraiment conspirй. Mais aux hommes du pouvoir ses idйes apparaissaient, non sans quelque raison, comme subversives.

Fonctionnaire royal, а Civitavecchia, il ignore l’obligation de rйserve des diplomates au point d’effrayer parfois ses interlocuteurs: «Il veut parler librement, constate l’un d’entre eux, les pauvres Romains, qui ont une peur horrible de se compromettre … se bouchent les oreilles et s’enfuient.» Il pressent que la monarchie de Juillet sera passagиre et le dit: «Combien de temps encore croyez-vous pouvoir arrкter ce torrent ?»